Régulièrement, je vous propose un portrait, une interview, une rencontre avec un.e praticien.ne en philosophie pour enfants. Une personnalité singulière qui fait la richesse du métier d’anim’ d’ateliers philo-enfants.
Mais pourquoi ?
Pour le plaisir de découvrir, d’abord, et ensuite pour s’enrichir d’expériences, d’outils, d’idées.
Le monde de la philo pour enfants est très jeune et très dynamique, de nouvelles « pousses » fleurissent chaque semaine, de nouvelles personnes souhaitent se lancer dans l’aventure et se forment. Alors, ces portraits ont aussi pour vocation de les aider dans ce long et passionnant cheminement.
Aujourd’hui, j’ai le plaisir d’interviewer Alexandra Ibanès, professeure des écoles et autrice
Julien : Parle-nous de toi. Comment es-tu entrée dans le monde de la philo pour enfants ?
Alexandra : C’était en 2001, je passais le concours de professeur des écoles et on m’a proposé de faire mon mémoire professionnel sur la philosophie à l’école. Il n’y avait pas autant d’ouvrages qu’aujourd’hui et j’ai appris seule avec les ouvrages de Michel Tozzi et bien sûr Lipman. Je vivais en Gironde et il y avait des écoles pilotes, j’ai découvert les enfants sous un nouveau jour, c’était fascinant.
Pratiques-tu une méthode particulière ? Pourquoi ?
Enseignante, je pratique la méthode Tozzi en classe depuis toujours même si je conviens que les autres dispositifs sont intéressants. Pourquoi ? Il m’est arrivé d’organiser des débats philo avec une classe entière et la méthode des DVDP est très structurante pour la gestion d’un groupe, pour la maîtresse et pour les enfants. Les enfants ont besoin de repères et les règles acceptées par tous de façon naturelle permettent des débats dynamiques et riches.
Quels sont tes thèmes de prédilection ?
Au départ, j’animais des débats sur des problématiques que se posaient les enfants (grandir, la mort, garçons/filles) ; je les propose encore souvent mais j’aime quand les enfants mènent des réflexions sur des sujets d’éthique ou en fort lien avec la citoyenneté. Je suis convaincue que les débats feront de nos enfants des citoyens libres et responsables. Aujourd’hui, je ne pars pas toujours de leurs questions comme il y a quelques années, car je souhaite qu’ils s’interrogent aussi sur des thématiques qui restent universelles et qui donnent du sens aux valeurs humanistes qu’ils étudient en classe dans des disciplines telles que les sciences (éthique), l’enseignement moral et civique, l’histoire, la géographie (la démocratie), l’art (le sens du beau, l’esthétique). Indirectement, ils réinvestissent de façon philosophique des sujets du quotidien avec d’excellents argumentaires très solides sur lesquels ils se confrontent, avec des valeurs citoyennes très fortes.
Quels outils utilises-tu le plus souvent ?
J’adore les Philo-fables de Michel Piquemal qui ont des thématiques universelles. Ses livres sont abordables, plaisants à lire et écrits à partir des textes fondateurs de diverses philosophies. J’aime aussi proposer à ma classe du théâtre, afin que les élèves philosophent à partir de concepts qu’ils auront travaillés en amont et compris.
J’ai adoré monter une pièce de théâtre philosophique, travail d’une année, c’était La morale ça se discute de Michel Tozzi. De très beaux souvenirs et des enfants complètement fans du texte.
Le tapuscrit de Dilili à Paris, pour les enfants qui ont vu le film, leur a permis aussi, avec une très bonne compréhension des sujets traités, de réfléchir de façon très constructive sur des valeurs essentielles d’humanisme.
Qu’est-ce que ce métier t’apporte sur le plan personnel ?
Je suis professeur des écoles, mais dès que nous faisons des DVDP, je deviens animatrice et les enfants font très bien la part des choses. Sans les débats philo, mon métier aurait été complètement différent. J’apprends à découvrir les enfants différemment en les écoutant de façon active et cela change bien des choses. On est en plein dans le débat des intelligences multiples. Je me régale quand les enfants changent le regard qu’ils ont sur leurs camarades en difficultés scolaires et qui se révèlent très souvent lors des ateliers. Si tous les enseignants dans leur classe pouvaient aussi vivre ces instants, ce serait merveilleux !
Quelles sont les principales difficultés de ce métier ?
Je crois qu’animer des débats philo n’est pas une chose anodine, il faut avoir une formation solide et une très bonne connaissance de l’enfant sur le terrain. Je dis non à la philo avec des enfants sur le temps de cantine ou le soir après l’école, car ce sont des moments de décompression pour les enfants qui ne seront pas réceptifs, quoiqu’on fasse. Pour un bon débat, il faut aussi que les enfants sachent argumenter, aussi je fais un très gros travail en étude de la langue dans ce domaine avant le premier débat de l’année. Des enfants peuvent se décourager s’ils n’arrivent pas à s’exprimer comme ils le souhaiteraient ou s’ils ont un manque de vocabulaire. Il faut aussi que les ateliers soient menés très régulièrement si on veut que nos p’tits philosophes développent un esprit critique sur le long terme.
Selon toi, quelles qualités doit avoir une anim’ d’ateliers philo pour enfants ?
Bien connaître les enfants et avoir de l’exigence pour le déroulement des ateliers. Les enfants en seront reconnaissants. Cette année, j’ai une classe avec des enfants très agités et curieusement les temps les plus calmes sont lors des ateliers philo. Les règles sont acceptées sans aucune difficulté, car les enfants endossent les rôles des DVDP de façon très sérieuse. Mais ne sommes-nous pas acteurs de notre propre vie quand nous faisons ce que nous aimons ? L’approche des enfants ne peut pas être que théorique. Il importe surtout de connaître le contexte dans lequel ils vivent, ses préoccupations, les angoisses familiales auxquelles ils sont confrontés, les soucis dus à ce qu’ils reçoivent comme informations dont l’actualité les accable quotidiennement (cf. l’école de Palo Alto). En 18 ans, avec des sujets comme grandir, filles/garçons, si au départ les questionnements sont identiques, les réflexions ont beaucoup évolué et les débats sont complètement différents. Un enfant est le fruit de la société et il ne faut pas oublier d’en tenir compte. On ne peut pas rester sur une image naïve et théorique de l’enfant. Devenir animateur en philosophie ne s’improvise pas, cela peut être dangereux.
Parmi la longue liste des valeurs transmises par la pratique philosophique, quelle est la plus importante pour toi ?
Former l’esprit critique, car nous vivons dans une société qui connaît de nombreuses difficultés, avec un pouvoir énorme des réseaux sociaux, des idéologies dangereuses qui fleurissent ici et là.
As-tu un souvenir d’atelier, une anecdote, une réflexion d’enfants qui t’ont marquée et que tu voudrais partager avec nous ?
L’an dernier mes élèves ont écrit un florilège de pensées philosophiques : Le village des p’tits philosophes. Ce livre a été présenté dans différents lieux, certains élèves en ont même parlé dans une radio, les adultes présents lors de ces manifestations se faisaient une idée particulière de la philo à l’école et ont été surpris de la maturité de ces enfants de 10 ans, ils étaient enchantés. Suite à cette reconnaissance, j’ai créé une page Facebook du même nom que le livre.
As-tu quelque chose à ajouter ?
J’anime depuis 18 ans des DVDP une fois par mois à l’école, je suis passionnée et toujours à la recherche de nouvelles idées pour améliorer les ateliers. On peut dire que je suis « militante ». Je souhaiterais que les enseignants soient désormais TOUS formés et que les débats philo deviennent une discipline comme le français et les maths, que ce soit obligatoire dans les programmes. Je viens d’écrire un livre qui sortira en 2020 et qui montre comment la philo en classe a changé mon métier d’enseignante. Il s’agit d’un autre regard sur les ateliers.
Propos recueillis par Julien Lavenu pour LaboPhilo, 2019.
Pour suivre Alexandra, rendez-vous sur la page Facebook « Le village des p’tits philosophes » :
LaboPhilo publie des livres, des jeux et des kits pour animer, se former et aussi s'amuser dans les domaines de la philo pour enfants et de la pédagogie bienveillante.
Disponibles sous format papier ou sous fichiers numériques.