Introduction
Nous venons de célébrer les 30 ans de la chute du mur de Berlin, la Révolution de Velours qui a suivi en Tchécoslovaquie... C'était en 1989 ! En France, en même temps on fêtait le bicentenaire de la Révolution Française. J'étais une jeune adulte qui allait découvrir cette année-là la force de la démocratie. J'allais enfin rencontrer ma famille tchèque pour la première fois. Ils avaient été étroitement surveillés, ils avaient dû cacher dans un grenier une malle qui contenait l'œuvre de Victor Hugo écrite en français et on leur avait confisqué tous leurs biens pour des raisons politiques.
C'est à la suite des événements de 1989 que j'ai pris conscience de ce qu'était la démocratie et la libre parole donnée à tous. Si certaines lectures m'avaient marquée, le vécu de ma famille m'ouvrait véritablement les yeux sur mes attentes dans la cité et à l'école.
Comment pouvons-nous aujourd'hui amener des enfants à devenir des citoyens éclairés par le biais des débats à visée philosophique ?
Notre situation politique et sociale montre une montée du racisme, d'un manque de civisme et de l'intolérance. Les démocraties sont mises au pilori et les médias minent leurs fondements. Les réseaux sociaux répandent de fausses nouvelles même si on les dit "surprotégés", et profitent à la montée de Trump d'un côté et de Daesh de l'autre.
Nous sommes dans l'ère de la post-vérité et des fake news.
Avec les réseaux sociaux, les groupes de parole se regroupent selon leur système de pensée et leurs ressemblances, ce qui consolide les croyances et renforce les opinions de chacun.
La société actuellement tend vers l'individualisme et pour les enfants, se confronter à des idées qui ne sont pas les leurs provoque parfois une incompréhension, de la violence et de l'animosité.
L'école a pour mission de socialiser les élèves et de créer des dispositifs pédagogiques qui permettent un travail intellectuel dans un espace démocratique destiné à faire des enfants des citoyens éclairés. C'est déstabilisant de se confronter à autrui et d'affirmer son propre jugement, pourtant nécessaire.
L'Éducation nationale s'est fixé un challenge il y a quelques années : "Savoir confronter les règles de communication et d'échange". Ce sont des compétences présentes dans le socle commun dès la maternelle. Les Discussions à Visée Philosophique (DVP) sont donc un moyen de répondre à ce point du programme.
A l'école de la démocratie
Les élèves sont réfractaires au programme d'EMC (Enseignement Moral et Civique). Les séances pour eux sont rébarbatives car difficiles, ils ont du mal à appréhender des concepts dont le sens a été dévoyé. Il est très difficile de les faire réfléchir sur les valeurs de la République et les Institutions. Un enfant de 10 ans m'a même dit un jour : “Je ne veux rien savoir de ce cours, je n'apprendrai pas mes leçons, mon père dit qu'on fait de la politique et ne veut pas que je travaille cette matière.”
Contrairement aux autres disciplines enseignées à l'école, l'EMC ne s'appuie sur aucun référent universitaire, sauf pour ce qui concerne le fonctionnement des institutions. Il s'agit de découvrir en classe la démocratie dans une pratique quotidienne qui est l'affaire de tous dans les instants de la vie scolaire.
L'EMC permet aussi d'apprendre les règles essentielles à la vie sociale et les pratiques de coopération, de solidarité et de défense de la liberté à travers des actions ou des projets. Ainsi les enfants apprennent à raisonner, réfléchir, critiquer et à avoir une liberté d'opinion et de jugement.
Dans les programmes de 2018, les débats démocratiques apparaissent dans les moyens mis à disposition des enseignants. Rien n'empêche d'en faire des débats à visée philosophique, les compétences transversales étant similaires :
- Respecter autrui.
- Savoir identifier des points d'accord et de désaccord dans une discussion réglée.
- Manifester le respect de l'autre dans son langage et son attitude.
- Accepter et respecter les différences.
- Tenir compte du point de vue des autres.
- Identifier les préjugés et les stéréotypes.
- Exercer une aptitude à la réflexion critique et former son jugement.
- Distinguer l'intérêt particulier de l'intérêt général.
- Développer le discernement éthique.
"Lors de ces débats, s'il y a eu confrontation, il n'y a jamais eu de rapports de force entre un enfant qui a tort et un autre qui a raison, les élèves ont construit leurs pensées ensemble dans un cadre sécurisant." (Alexandra Ibanès)
Pourquoi un livre de pensées philosophiques en classe ?
J'organise depuis 18 ans des DVDP en classe. Durant toute une année scolaire, mes élèves ont travaillé à la réalisation d'un livre qui s'appelle Le village des p'tits philosophes.
Tout d'abord, j'ai mis en place des outils dans l'étude de la langue, pour apprendre à argumenter et ne pas rester dans le descriptif, et les élèves ont appliqué les principes de la démocratie en classe en s'interrogeant au départ sur leurs droits et leurs devoirs, comment respecter l'égalité de ces droits et en définissant la notion de citoyen.
Le titre du livre a été choisi par Lucas qui a fait la comparaison de la classe à l'Agora qui pour lui était un village (Une rapide histoire de la philosophie, sa signification avait été réalisée en début d'année). La réalisation du livre a été conçue du début à la fin par les élèves (couverture, choix des illustrations, titre, demande de financement). Le sentiment d'appartenance à ce village, à cette Agora, a été très fort.
Ce florilège de pensées philosophiques structurées a solennisé l'importance du bien vivre ensemble et a permis à la fin aux petits philosophes de réfléchir à nouveau sur des propos qu'ils avaient tenus et qui étaient inscrits.
Écrire un livre n'est pas anodin ; sa fonction est d'inscrire la pensée de l'auteur qui sera lu. Ainsi les enfants ont pris conscience, même s'ils le sentaient, que leurs propos n'étaient pas de simples bavardages, mais de véritables réflexions sur des sujets en lien direct avec leur vie ou des sujets d'éthique (Art, réalité et illusion, mémoire, apparence, solidarité, préjugé).
Ils ont appris à débattre en respectant des règles de communication (situation d'énonciation, importance des mots, expression claire, capacité d'écoute active). Cet échange est passé par le respect des règles de civilité, l'argumentation et le respect de règles simples (respecter un avis différent, rester poli, ne pas être agressif).
Les DVDP ont été réalisés avec la méthode Tozzi, définie par des règles démocratiques bien définies et structurantes pour la pensée. Elles organisent et protègent les réflexions des enfants qui exercent leur esprit critique. Pas de moquerie, valorisation de chaque élève, libre parole donnée à tous, reformulation.
Ils ont dû énoncer des points de vue sur des sujets, chaque argument pouvait s'appuyer sur des exemples, ils ont pris des risques en exposant leurs pensées, ils ont écouté et sont rentrés dans le raisonnement des autres pour les comprendre, ils ont fait évoluer leurs jugements en tenant compte des objections de leurs interlocuteurs.
Lors de ces débats, s'il y a eu confrontation, il n'y a jamais eu de rapports de force entre un enfant qui a tort et un autre qui a raison, les élèves ont construit leurs pensées ensemble dans un cadre sécurisant.
Développer son esprit critique suppose qu'on se libère de ses émotions, des opinions ou d'idées toutes faites (ex. le débat sur la tolérance et la vision des migrants).
L'idée du livre est la mienne, je suis convaincue de l'intérêt de la philosophie à l'école que j'aimerais voir un jour institutionnalisée. J'ai voulu à travers cet ouvrage convaincre les lecteurs que les enfants ont de véritables capacités à devenir des citoyens épris de démocratie et plus tard acteurs dans la vie de leur cité. Les enfants ont de véritables capacités à vivre la démocratie. N'oublions pas que les élèves qui sont aussi en "difficulté scolaire" peuvent s'épanouir lors de ces débats et être les moteurs de ces discussions, que l'état d'esprit positif et bienveillant (avec des règles) peut faire évoluer une vie de classe dans un climat de confiance. J'ai voulu montrer avec cet ouvrage tous les champs des possibles que peuvent avoir des enfants.
Les élèves ont été passionnés par ce travail et ont surpris les différents publics auprès desquels ils se sont adressés par leur maturité. Ils ont présenté leur livre à l'Espace Brassens de Sète, au méga CGR de Narbonne à la suite du film de Cécile Déjean et Frédéric Lenoir Le cercle des p'tits philosophes. Le journal La classe s'est fait l'écho de cette publication et des élèves sont allés discuter du livre à la radio RCF.
Conclusion
L'Agora permettait aux Grecs d'échanger sur des sujets qui leur tenaient à coeur, les salons et les cafés parisiens permettaient aux acteurs des Lumières de s'exprimer. En 1950, un des plus importants réalisateur finlandais Erik Lochen, a montré dans un film intitulé Citoyens de demain, comment des élèves se forgeaient leur opinion et apprenaient à prendre des décisions pour être un bon démocrate. On découvre comment il y a presque 70 ans, on formait des individus heureux et performants qui ne s'ajustaient pas aux demandes de la société (qu'ils respectaient), mais qu'ils contribuaient à transformer. Le réalisateur est convaincu que les enfants sont le ciment dont on fait le futur.
Formulons le voeu que les débats à visées philosophique et démocratique deviennent prochainement une discipline à part entière dans les programmes de l'Éducation Nationale. En prenant conscience de l'importance donnée à une parole qui est raisonnée, on donne à la jeunesse des chances de s'investir plus tard dans la vie de la société.
Témoignages d'enfants sur "philosophie et démocratie" tirés du livre qu'ils ont écrit
Merlin : la philo ça sert à mieux comprendre le monde dans lequel on vit, j'adore ça.
Lise : les débats philo me libèrent de tous mes mauvais sentiments. J'ai appris que tout le monde ne pense pas comme moi et qu'on peut avoir des avis différents.
Léopold : j'ai découvert des choses qu'on n'apprend pas forcément en classe et j'ai aimé. On a tous des idées différentes.
Alexandre : la philo m'a appris à mieux comprendre la tolérance et le respect des autres.
Anissa : on apprend énormément lors des débats. Pour la tolérance par exemple, j'en ai appris davantage que sur un cours "qu'est-ce que la tolérance ?"
Lily-Marie : c'est bien que chacun donne son avis sans que les autres se moquent. On apprend beaucoup. J'ai souvent peur de l'avis des autres, mais là on peut oser parler devant les autres.
Raphaël : même si je ne participais pas tout le temps, j'ai appris à écouter tout le monde et ça m'a beaucoup apporté.
Nina : pour moi, c'est important de savoir ce que pensent les autres, ça apporte aussi de nouvelles choses à la classe. On apprend à mieux se connaître.
Kaïs : les débats philo m'ont fait comprendre beaucoup de choses de la vie.
Iris : on respecte l'opinion des autres sans se juger, c'est aussi un moyen de se cultiver en groupe en apprenant les uns des autres. On apprend la tolérance, à rebondir sur ce que disent les autres en se respectant. J'aime beaucoup ce moment où ce qui veulent ont leur mot à dire.
Victoire : ça m'a enrichie et j'ai aimé dire ce que je pense sans mentir, en donnant MON avis.
Océane : on peut ne pas être d'accord et se compléter.
Meyli : j'ai appris beaucoup de choses, mais surtout j'ai écouté les autres et je m'en suis servi pour comparer mes réponses aux leurs. Je prenais souvent la parole et donc je devais bien comprendre et écouter tout ce qui se disait. J'adore les débats philo.
Remerciements
Merci à Jean-Charles Pettier pour sa note concernant ma communication: « Philosophie et démocratie mettent le monde en débat. Peut-être s'agit-il d'identifier, grâce à la pratique philosophique, la nature réelle de la pratique politique démocratique. C'est ce à quoi conduit, selon Alexandra Ibanes, la pratique du "village des philosophes". Les élèves abordent les principes fondateurs de la démocratie, le système démocratique sur la base d'une égalité des droits, l'idée que le pouvoir appartient au peuple, que les droits et les libertés sont garantis par une Constitution. »
Dossier Philoécole/Philocité - 18e colloque des Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP) à l'Université de Genève (23-24 novembre 2019)
Devenir un citoyen éclairé par la discussion à visée philosophique
Alexandra Ibanès, professeure d'école en CM2 à Narbonne
Bibliographie
- Pourquoi et comment philosopher avec des enfants ? Collectif Hatier.
- Éducation à la philosophie et la citoyenneté. Claudine Leleux, De Boeck.
- Pratiquer le débat philo à l'école. Patrick Tharrault, Retz.
- Osez parler de philosophie avec vos enfants. Roger Pol Droit, Bayard.
- Le livre de la tranquillité, présenté par Olivia Benhamou, Editions 1.
- Articles de Diotime
Diotime, n°85 (07/2020)
Infos pratiques!
Pour suivre le travail philo en classe d’Alexandra Ibanès : cliquer ici.
Lire l'interview-portrait d'Alexandra: cliquer ici.
En librairie...
Aux Editions de l'Harmatan, le livre témoignage d'Alexandra sur ses dix-huit années de pratique philo à l'école où elle nous explique comment la philo en classe a changé son métier d'enseignante.
Préface de Michel TOZZI.
D'autres articles d'Alexandra Ibanès:
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Une activité pour continuer à philosopher en famille:
Ci-dessus, les enfants de Lezartcrea (Maroc) joue avec Latifa Nejjari, animatrice philo. Merci à elle pour les photos!
Le Pèle-mêle des émotions
Ce jeu de plateau (en vente dans la boutique) à pour objectifs d’apprendre à reconnaître les émotions, de construire un champ lexical des émotions et d’apprendre à argumenter et donner des exemples.
Le plateau est disposé au centre du groupe de joueurs.
Jeu 1. Les cartes-mots sont empilées faces cachées sur le carré bleu au centre du plateau. Le meneur de jeu en pioche une et la lit à voix haute. Les joueurs doivent poser leur index sur une image du plateau compatible avec l’énoncé de la carte. Les joueurs doivent argumenter pour expliquer leur choix. Si l’argumentation est jugée recevable, les joueurs marquent un point. Le jeu continue jusqu’à épuisement de la pioche.
Jeu 2. Les cartes-images de la pioche sont empilées faces cachées au centre du plateau (sur le carré bleu). Lorsque la première carte est retournée et placée face visible au sommet de la pile, les joueurs doivent poser leur index sur l’image identique du plateau. Le premier à avoir posé son doigt gagne l’image. La deuxième image est alors retournée, et ainsi de suite jusqu’à ce que la pioche soit épuisée.
Un jeu que les enfants adorent !
A partir de 4 ans.
Le jeu du Pêle-Mêle émotions est fourni avec le "kit pédagogique émotions 2".
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