"TOUS PHILOSOPHES?" par Charlie Renard, professeure de philosophie et praticienne

 

«Tous philosophes ?» 

 

par Charlie Renard, professeure de philosophie et praticienne en philosophie pour enfants

à l’occasion du Forum Philo Le Monde Le Mans 2018

1er prix du concours d’écriture “Tous philosophes ?” 

 

 

Cette question semble avoir traversé toute l’histoire de la philosophie, du moins occidentale. Déjà Platon refusait l’entrée de l’Académie à ceux qui n’étaient pas « géomètres » tandis qu’Epicure ouvrait son jardin aux esclaves et aux femmes voire aux plus jeunes considérant qu'il n’est jamais trop tôt, ni trop tard pour prendre soin de son âme »[1]. Spinoza distinguait ceux qui avaient l’aptitude, le don pour philosopher de ceux qui devaient se contenter d’obéir[2]. Hegel[3] et Heidegger[4] considéraient que seul l’Occident est originellement et proprement philosophique. 

A contrario Diderot, porté par le projet universaliste des Lumières, nous invitait à « rendre la philosophie populaire[5] ». 

Aujourd’hui encore, l’actualité philosophique est le spectacle de ces divergences : tantôt suspicion et méfiance à l’égard de pratiques coupables de trahir ou dénaturer la philosophie, de l’offrir à la société du spectacle et aux lois du marché; tantôt réjouissance d’une discipline qui s’ouvre à de nouveaux publics, à de nouvelles cultures, à de nouveaux horizons. 

“Mais voyons, tout le monde ne peut pas lire du Kierkegaard ou du Heidegger, c’est un état de fait ! Il y a une culture, des références, des techniques !”

Tandis que la philosophie semble s’installer durablement dans la cité via les « cafés philo », les pratiques d’ateliers avec les enfants, et même le milieu carcéral, certains s’inquiètent de cette démocratisation, craignant que tout le monde s’autoproclame « philosophes », qu’il y ait philosophie de tout, et finalement de rien, et revendiquent une expertise face à ce qu’ils estiment comme une perte de crédit de la raison philosophique. 

Qu’est-ce qu’un philosophe ? Ce mot s’est quelque peu ramolli et est devenu creux au point qu’on ne sait plus trop réellement ce qu’il désigne. Est-ce un expert ? Un universitaire ayant validé des diplômes ? Un écrivain ? Un intellectuel médiatique ? S’il y a une essence du « philosophe », est-ce à dire que l’on ne peut être « philosophe occasionnel » comme on est joueur de tennis occasionnel ? Tout comme l’artiste, qui n’est ni l’expert en histoire de l’art ni la personne qui fait de belles photos de ses vacances, il semble que « l’être-philosophe » caractérise une certaine forme d’existence, une recherche, un souci, une inquiétude qui marque les couches profondes de l’existence. Cette définition est présente dès les origines de la philosophie et présente celle-ci comme une ascèse, une façon d’être au monde et non un passe-temps, une occupation pendant le weekend. Pour être philosophe, il faudrait y consacrer sa vie… Mais faudrait-il le pouvoir, ne serait-ce que matériellement.

On le voit, si on s’arrête à cette définition, on dira que tous peuvent être philosophes mais que peu le sont réellement en passant à côté de la vraie question, à savoir, « tous peuvent-ils essayer de l’être ? » tous peuvent-ils techniquement et légitimement prendre cet horizon comme direction ? Tous peuvent-ils donner cette orientation à leur existence ? 

Le danger n’est peut-être pas dans le fait que tous puissent se revendiquer « philosophes » mais dans la confiscation de cette parole libre par des personnes « autorisées » et que se cache derrière ce protectionnisme de la discipline, une volonté de conserver leur pouvoir, leur hégémonie intellectuelle. 

Car au fond de quoi peut-on « vraiment » avoir peur à l’idée que « tous philosophent » ? En retour, le risque est que cette suspicion entraîne un soupçon chez ceux à qui on refuse cet accès : le soupçon du mépris. Le risque, c’est qu’à force de sacraliser la philosophie, on la sacrifie, qu’en la mettant sur un piédestal, on provoque du rejet ou du dégoût à son égard. 

Mais confrontons-nous à la question. Si « tous » ne sont pas philosophes, pourquoi ? 

S’il y a des personnes exclues du « cercle des philosophes » de fait, par nature, quelles sont-elles ? Une des raisons pourrait venir d’une certaine conception du philosopher qui s’accompagnerait d’un mépris des émotions. Pendant des siècles, la raison a été opposée aux émotions. Toute une tradition philosophique occidentale s’est d’ailleurs construite sur cette opposition enjoignant de se détourner du sensible, des émotions, qui siègent dans ce tombeau de l’âme qu’est le corps, qui troublent la pensée et l’empêchent d’accéder à la connaissance mais aussi à la vertu et au bonheur. Déjà dans le Phèdre de Platon, la question était de trouver le moyen de faire entendre raison aux désirs impulsifs et fougueux (le mauvais cheval), de dompter les émotions pour s’élever vers de hautes préoccupations intelligibles. Ce dualisme se retrouve chez les stoïciens et dans toute la pensée chrétienne où l’émotion est l’opposée de la sagesse qui s’acquiert par une maîtrise voire une ascèse de celle-ci. Chez Descartes encore, c’est l’entendement purifié des sens et de l’imagination, véhicules de l’affect, qui permet d’accéder à la vérité. La philosophie semble donc l’apanage de la raison rigoureuse débarrassée du poids, de la confusion et de l’idiotie des émotions. Ces dernières ayant longtemps été considérées comme le propre des enfants et des femmes, ceci peut expliquer qu’on ait pu contester leur légitimité de pratiquer la philosophie… « Nous avons été enfants avant que d’être hommes ». Alors la pensée de l’enfant, « gouverné par ses appétits »[6] est pétrie de préjugés. A ce titre, il serait nécessaire d’attendre un âge mûr pour philosopher et mettre à distance ses opinions grâce à sa raison. Soit. Quid de la pensée des élèves en classe terminale ? Et des adultes ? Est-elle exempte de préjugés ? Bien au contraire ! Force est de constater à quel point ils sont puissamment ancrés affectivement. Le temps est passé par là et il est d’autant plus coûteux émotionnellement de renoncer à eux qu’ils ont contribué à la construction de notre identité. Ainsi la présence de préjugés ou bien la pensée non encore aboutie, loin d’être un argument pour ne pas philosopher avec les enfants, justifie cette pratique. Autant commencer avant que le temps et l’émotion ne sédimentent ces idées toutes faites qui revêtent les habits du « bien connu ». Ce mépris des émotions a également justifié pendant longtemps des préjugés ethnocentriques en philosophie. La philosophie serait née en Grèce et serait même par essence continentale. Les Grecs représentaient le règne de la raison opposée à l’émotion sauvage des non-grecs. Les « barbares », au sens de ceux qui ne parlent pas grec, trop dominés par leurs désirs, leurs fougues sauvages[7] ne pouvaient pas développer une pensée autre que primitive. L’émotion serait certes le point de départ, le déclenchement de toute réflexion (l’étonnement face au monde nécessaire à l’attitude philosophique est bien de l’ordre du sensible) mais ce dont il faudrait sortir pour penser, avoir une conscience claire.

Alors « tous philosophes » ? Tous sauf les enfants, les femmes, la foule, les non-grecs, les idiots[8]…?

 

D’une part, la découverte relativement récente de la richesse des penseurs africains, des philosophies indiennes[9], ou orientales attestent de la persistance pendant des siècles en Occident d’un esprit colonialiste dans le domaine intellectuel. D’autre part, de récentes recherches[10] mettent à mal cette dissociation entre raison et émotion et nous invitent à inscrire les émotions au cœur du processus cognitif et non seulement au départ.

 

On touche peut-être ici à ce qui définit « un philosophe » : l’opposition à quelque chose ou quelqu’un qu’il juge « non-philosophes ». L’essence du philosophe semble résider dans le fait d’exister dans un rapport, plus précisément un rapport de contrariété. Le philosophe aurait besoin de s’opposer pour s’affirmer. Si historiquement, la philosophie s’est construite contre les explications ésotériques et mystiques, contre les sophistes, contre la doxa, n’a-t-elle pas conservé cette disposition réactive ? Le philosophe semble, pour exister, devoir s’opposer aux « prisonniers de la caverne », quel que soit le nom qu’elle leur donne : enfants, femmes, sauvages, mineurs, religion chrétienne, métaphysiciens, marxistes… Tous ne peuvent être philosophes car « philosophe » n’est pas un qualificatif absolu mais relatif à son contraire le « non philosophe ». Peut-il y avoir véritablement de Lumières sans obscurité ? La question « tous boulangers ? » est absurde parce que tout le monde ne l’est pas effectivement mais aussi parce que le boulanger ne se construit pas par opposition à quelqu’un qui ne le serait pas. Le boulanger ne cherche pas à s’opposer, à s’extraire d’une situation contraire à l’activité du boulanger. 

Ce contraire pourrait en revanche se trouver au sein même du philosophe, toujours latent comme une tendance spontanée contre laquelle il devrait sans cesse lutter, auquel l’homme, si ce n’est au prix d’un effort constant, serait condamné : divertissement, paresse et lâcheté, mauvaise foi… Rejeter l’autre comme « non philosophe » serait alors une stratégie pour contourner la haine de soi. 

Qui est autorisé à juger qui peut être philosophe, si l’on est finalement toujours le « non philosophe »  de quelqu’un d’autre ? Hegel déplorait qu’il n’y avait plus de philosophe mais que des philosophies. Mais peut-être faut-il y voir un moyen de réelle démocratisation du philosopher  de ne plus en faire une affaire d’autorité, d’auteurs. Si la philosophie pour être authentique doit s’incarner, il y a alors autant de façon de la vivre que d’hommes. Peut-être faut-il en finir avec cette représentation intellectuelle, ce transfert d’autorité qui s’apparente à une usurpation. 

Si j'ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc.. je n'ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux.[11]

Tout comme en art où l’artiste a pris le pas sur l'œuvre, en philosophie, le philosophe a pris le pas sur la philosophie ou le philosopher. La philosophie est peut-être devenue humaine, trop humaine. 

 

Par ailleurs, si l’on ne refuse pas en droit l’accès à cette dénomination, reste à assurer les conditions d’exercice de ce droit. Lorsqu’on est préoccupé par sa survie, on n’est pas en mesure de philosopher.  Lorsqu’on est persécuté, privé de droits politiques, on n’est pas en condition de pouvoir philosopher. « Tous philosophes » donc à condition d’avoir les moyens matériels, socio-économiques et politiques d’actualiser cette puissance. 

 

Enfin si tous pouvaient l’être en fait et en droit, le voudraient-ils ? Est-ce si évident qu’une fois sortis (par force ?) de la caverne, les individus ne veulent plus y retourner ? Tout le monde préfère-t-il être « un Socrate insatisfait plutôt qu’un porc satisfait[12] » ? « Une vraie tristesse plutôt qu’un faux bonheur » ? Tous sont-ils prêts à payer le prix d’une vie philosophique ? Le risque est encore de présupposer chez ceux qui la refusent un manque d’autonomie. S’ils ne sont pas « philosophes », du moins au sens où on l’entend, ce serait parce qu’ils ne sont pas libres, parce qu’ils sont encore les jouets de la doxa, de l’illusion, des préjugés… Mais s’ils refusent en toute autonomie cette vie, c’est encore un acte philosophique, celui par exemple du scepticisme, du cynisme, du nihilisme… L’important est donc encore de leur offrir les conditions de ce choix.  

 

Ce n’est donc pas en terme polémique qu’il faut penser la question « Tous philosophes ? », comme une question sur la capacité ou la légitimité de tous à l’être mais comme un appel à la transmission, une invitation à s’interroger sur la façon de l’incarner et de la partager. Si tout le monde peut songer à philosopher, plus qu’à devenir philosophes, la figure de l’enfant peut en être le paradigme. Le geste philosophique est enfantin plus qu’infantile. Il est étonnement, premières fois, regards neufs et non obéissance, comportements attendus par l’éducation, soumission à l’autorité. Et il y a un moment où l’enfant finit par dire « je ne sais pas (penser) » où il développe un complexe de parler ou penser, lorsqu’il prend conscience de la forme jugée conventionnellement correcte de la pensée et de la parole, de son capital (ou de son manque de capital) linguistique et culturel comme le montre Bourdieu. C’est à ce moment qu’il faudrait maintenir cette potentialité, cette jubilation immédiate à penser, à dialoguer, ce désir de sagesse, ce goût des « pourquoi » au lieu de le laisser se replier sur le dogmatisme inhérent à l’éducation ou le relativisme d’une démocratie molle. « Tous philosopher » nécessite pour la pensée un entraînement, une pratique régulière. Cet étonnement si spontané chez l’enfant demande pour l’adulte, embourbé dans ses habitudes, davantage d’efforts. La pensée perd de sa souplesse, de son agilité, de sa force, de son courage. Et moins il est facile de faire quelque chose, moins on en a le goût.  « Tous les adultes ont été des enfants mais peu s’en souviennent », peu se souviennent des interrogations existentielles qu’ils nourrissaient face au monde, du sérieux avec lequel ils envisageaient leur existence. C’est aussi au contact des autres cultures que l’étonnement jaillit : l’alter ego, le même et l’autre homme, interroger ce que nous ne questionnons plus, ce que nous considérons comme naturel, ce que nous avons fait seconde nature. Sans doute c’est aussi notre façon habituelle de philosopher, notre façon d'être philosophe qui mérite d’être questionnée. 

Si le philosophe se définit toujours par rapport au « non philosophe » c’est parce qu’il se nourrit de ce dialogue. On peut se demander ce qui reste du vrai quand on le communique aux autres, on peut aussi considérer la vulgarisation comme partie intégrante de la philosophie. Mais une bonne vulgarisation qui ne soit ni simpliste ni démagogue et encore moins condescendante.  

 

S’il y a donc quelque chose dont il faut se méfier, ce n’est pas que tous se proclament philosophes, mais que certains s’estiment lésés que d’autres aient la liberté de l’être. 

 


[1] Epicure, Lettre à Ménécée, 1er paragraphe

[2] Spinoza,(1670), Traité théologico-politique, Chap. 13, par. 5. 

[3] voir par exemple Hegel, Leçons sur la Philosophie de l’Histoire,Tome XI, p. 137trad. J. Gibelin, 00. Vrin

[4] Heidegger, (1957), Qu’est-ce que la philosophie ?

[5] Diderot, (1753), De l’interprétation de la nature

[6] Descartes R.(1644). Les principes de la Philosophie, Première partie, Des principes de la connaissance humaine, (AT IX, ii, 25)

[7] leur « pétulance » pour citer Hegel Ibid

[8] Héraclite écrit : "Il y a pour les éveillés un monde unique et commun (koinon) mais chacun des endormis se détourne dans un monde particulier (idion kosmon) -DK 89.

[9] Rogel Pol-Droit, (1989) L’oubli de l’Inde, PUF; Le culte du néant. Les philosophes et le Bouddha.

[10] Le neurologue Damasio dans L’erreur de Descartes : la raison des émotions, Paris, Odile Jacob, 1994, pose et teste l’hypothèse que l’émotion joue un rôle biologique dans le raisonnement et la prise de décision. Par exemple, un de ses patients, Elliot, n’éprouve plus d’émotions telles que la peur, la colère ou la joie. Et bien que les capacités intellectuelles d’Elliot soient intactes, il n’est plus capable d’agir raisonnablement. Il prend des décisions inadéquates : il n’a pas peur de miser tout son argent sur un coup de bourse, il ne sait plus à quoi accorder vraiment de l’importance. 

[11] Kant (1784) Réponse à la question " Qu'est-ce que les Lumières ? " Ed. Hatier, Coll. Classiques et Cie, 2007, pp 5-6

[12] John Stuart Mill,(1871) L'Utilitarisme.

 

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