Parce qu’en philosophie on s'efforce de penser la complexité du réel au-delà des évidences, qu’on apprend à se méfier des idées simplistes et dogmatiques, on veille à penser avec nuance. Cela est d’autant plus salutaire à une époque où la plupart des débats se polarisent et où il devient parfois difficile de faire entendre un jugement qui n’entre pas dans une logique binaire.
Toutefois, se mettre en tête qu’il faudrait toujours être nuancé dans ses idées peut poser problème. En atelier de philosophie lorsque l’animateur pose une question fermée (qui appelle une
réponse tranchée entre deux alternatives comme « oui » ou « non ») il arrive fréquemment que certains participants refusent de prendre position par principe et exigent de pouvoir donner une
réponse nuancée. Pourtant, dans certains contextes la quête de la nuance entrave la pensée et il s’avère au contraire plus pertinent de s’astreindre à produire une réponse tranchée.
Comment expliquer cette résistance à prendre position chez certains participants ?
- La crainte de la simplification
Le concept de « binarité » a une connotation souvent péjorative aujourd’hui. On l’associe à une pensée réductrice et simpliste. Devoir prendre position dans un choix binaire nous fait craindre de
trahir la complexité du réel ou de nos propres idées.
- La crainte du dogmatisme
En produisant une réponse tranchée, on craint de s’enfermer dans un point de vue unique et de ne pas faire preuve de l'ouverture d’esprit qui caractérise l’attitude philosophique.
- La crainte de l’engagement
Prendre position est une forme d’engagement. Or nous avons parfois tendance à nuancer nos propos pour indiquer à l’autre qu’on ne s’engage pas pleinement dans ce qu’on affirme. En s’engageant, on
se tient prêt à rendre compte de notre choix, or on peut craindre de se tromper, de ne plus pouvoir changer d’avis ou encore de ne pas être fidèle à ce qu’on pense vraiment.
- La crainte de la manipulation
L’animateur exerce sur le participant une contrainte en l’obligeant à faire un choix. Le participant peut craindre d’être manipulé parce qu’il n’a pas choisi de devoir choisir ! Il a le sentiment
d’être forcé d’obéir à une contrainte arbitraire décidée par l’animateur.
- La crainte de la finitude
Choisir c'est renoncer. Or, pour certains d’entre nous, l’acte même de choisir pose problème d’une façon générale dans l'existence, et pas seulement en atelier de philosophie. Nous avons du mal à
faire le deuil de l’illimité, de la finitude, nous désirons pouvoir tout choisir même en sachant que c’est impossible.
Pourquoi vouloir toujours nuancer ses idées pose problème en atelier de philosophie ? Et en quoi la
contrainte du choix tranché peut-elle nous aider à penser ?
- Problème n°1 : Ne pas s’engager dans l’acte de penser
J’ai observé que lorsque les participants, enfants comme adultes, répondent à une question sans prendre position : "Ça dépend", "Des fois oui, des fois non", “Parfois”, “Peut-être”, “Moyen”, ils
ont du mal à argumenter leur réponse de façon approfondie.
De fait, la tâche est compromise puisqu’argumenter consiste précisément à justifier une prise de position. Comme l’âne de Buridan qui se laisse mourir, faute de choisir, la pensée s’immobilise et
s’anéantit dans l’indécision.
Exiger des participants qu’ils prennent position pour répondre à une question leur permet de s’engager à argumenter leur idée et ce faisant de l’explorer en profondeur.
Cela leur permet aussi de clarifier leur pensée car chercher à défendre deux idées distinctes en même temps favorise la confusion.
Si un participant souhaite défendre deux idées opposées, il est plus fructueux de l’inviter à le faire séparément.
Souvent, on rechigne à prendre position parce qu'on n'est pas sûr de faire le bon choix. Rappelons que l’atelier de philosophie est avant tout un laboratoire où l’on expérimente les idées sans se
soucier de leur certitude.
Il ne s’agit donc pas d’envisager une prise de position comme un engagement absolu et définitif de notre part, pas plus que comme une fin en soi. C’est plutôt une méthode, un moyen qu’on se donne
pour approfondir une idée, élaborer un argument, aller au bout d’un raisonnement. Peu importe qu'on soit sûr ou qu'on change d'avis par la suite. Ce qui compte c'est qu’on s'engage dans l'acte de
penser !
Prendre position nous permet de clarifier notre pensée et d’approfondir nos idées.
- Problème n°2 : Ne pas exercer son discernement
Paradoxalement, à vouloir nuancer systématiquement tout ce qu’on affirme on en vient à manquer de discernement.
Pourtant, philosopher, c’est aussi apprendre à bien juger (du latin judicare « décider, apprécier»), c’est s’exercer à distinguer le vrai du faux, le sens du non-sens, la clarté de la confusion, la logique de l’illogique, le subjectif et l'objectif, ou encore l’essentiel de l’accidentel.
C’est dans cette perspective que l’animateur pousse les participants à prendre position pour évaluer si une idée est plutôt claire ou confuse, si elle est plutôt pertinente ou hors propos, si elle est plutôt d’ordre objectif ou subjectif par exemple.
Vouloir produire à tout prix des réponses nuancées dans ce genre de contexte brouille notre jugement en compliquant inutilement la pensée. Rappelons que le mot "nuance" vient du latin classique nubes qui signifie à la fois “nuage, nuée, essaim, voile et obscurité”.
Or, si philosopher c’est savoir donner justice à la complexité d’une question, c’est aussi savoir rester simple quand il le faut.
L’autre jour, à la Maison de la Philosophie de Romainville, je discutais avec Safia, une petite fille de 10 ans au sujet du rire.
Moi : “C’est quoi l’ironie ?”
Safia : “L’ironie c’est quand par exemple tu dis un mensonge à quelqu’un parce que tu veux pas qu’il se vexe… mais c’est aussi quand tu dis un mensonge à quelqu’un et il sait que c’est un mensonge. ”
Moi: “Du coup, l’ironie c’est quand tu dis un mensonge pour ne pas vexer quelqu’un ou quand tu dis un mensonge à quelqu’un qui sait que tu mens ?”
Safia : “Bah, c’est un peu des deux…”
Moi: “Essaie de choisir. L’ironie c’est plutôt quand tu dis un mensonge pour ne pas vexer quelqu’un ou plutôt quand tu dis un mensonge à quelqu’un qui sait que c’est un mensonge ?”
Safia : “Quand tu dis un mensonge à quelqu’un qui sait que c’est un mensonge.”
Contraindre cette petite fille à prendre position lui a permis de prendre conscience par elle-même qu’entre ses deux idées, l’une est plus pertinente que l'autre pour définir l’ironie.
Prendre position nous permet d'exercer notre discernement en distinguant et en évaluant les idées.
© Anna Touati
Anna Touati est animatrice d’ateliers de philosophie pour enfants à la Maison de la Philosophie de Romainville (93), diplômée en philosophie et formée au dialogue socratique à l’Institut de Pratiques Philosophiques, elle propose des ateliers tous publics et des formations.
Pour en savoir plus, vous pouvez visiter son site Internet : cliquer ici.
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