Le sens commun, ennemi ou allié du dialogue philosophique? Par Anna Touati, philosophe praticienne

Anna Touati. Philosophe praticienne. Pratique philosophique. Le sens commun. Oscar Brenifier. Approche socratique.
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Il arrive qu’au cours d’un atelier de philosophie un adulte ou un enfant s’obstine à défendre une idée fantaisiste, tirée-par-les-cheveux, situation à laquelle je me suis longtemps contentée de réagir par un petit sourire, ou une timide réserve. Je n’osais pas mettre l’idée de l’autre à l’épreuve jusqu’au bout, imposer une limite à l’expression de sa subjectivité, que je pensais devoir respecter en tant que telle.

 

Pourtant, philosopher, seul ou avec les autres, implique de renoncer à l’expression illimitée de notre subjectivité. Je ne peux pas me satisfaire de dire ce que bon me semble, uniquement parce que j’en ai envie, mais je dois faire en sorte que mon idée fasse sens pour les autres. Autrement, je ne suis pas dans le dialogue mais dans le soliloque, je reste enfermé en moi-même …

 

Pour qu’un authentique dialogue philosophique existe, je dois accepter que les autres m’interpellent lorsqu’ils jugent que mon idée est peu probable ou qu’elle va franchement à l’encontre du bon sens le plus élémentaire qu’on appelle aussi le «sens commun».

 

Ce dernier correspond à une capacité de jugement pré réflexif, inhérente à tous les êtres humains, qui leur permet de reconnaître ce qui est évident, ce à propos de quoi il serait déraisonnable de douter, et ce qui est illogique ou absurde. Ce sens commun serait à la fois un sens de la logique, du rationnel, du raisonnable, et un sens du réel et de l’expérience humaine.

 

En atelier de philosophie, convoquer le «sens commun» nous permet d’évaluer de façon immédiate le caractère raisonnable d’une idée, le fait qu’elle ait du sens, non pas seulement pour celui qui l’exprime, mais pour tout être humain qui fait usage de sa raison.

 

Pourquoi n’ai-je pas envisagé de convoquer le «sens commun» dans mes ateliers de philosophie plus tôt ? Et pourquoi, de façon générale, le sens commun n’est-il pas plus largement utilisé comme un outil régulateur du dialogue philosophique ?

 

Les gens ayant reçu une formation philosophique, dont je fais partie, sont souvent obnubilés par le dépassement du sens commun, le concevant uniquement comme un obstacle que le philosophe se doit de franchir. Cette vision exclusivement négative s’enracine dans notre désir de produire des idées qui sortent de l'ordinaire et de nous élever au-dessus du commun des hommes... Un homme qui s’intéressait à la philosophie me disait un jour : «Si on ne connaît pas les philosophes, on risque de penser que nos idées sont originales, alors que d’autres les ont eu avant nous !»

 

Sans doute cette méfiance vis-à-vis du sens commun a-t-elle été favorisée par la condamnation platonicienne de l’opinion commune. Certes, le sens commun peut prendre la forme des idées reçues, des jugements aveugles, superficiels et dogmatiques, préjudiciables à la réflexion, que la philosophie doit combattre.

 

Le problème est que nous ne prenons pas en charge le sens positif de ce concept. Car le sens commun peut également jouer le rôle de garde-fou contre les pièges de notre pensée : lorsqu’elle s’emballe dans des idées extravagantes, qu’elle s’éloigne déraisonnablement de l’expérience, et s’enferme dans la subjectivité sans en être consciente. Ce «sens» nous permet de garder les pieds sur terre en quelque sorte, de rester connecté au monde réel et aux autres.

 

Dans sa Critique de la faculté de juger, Kant définit le sens commun comme «un pouvoir de juger qui, dans sa réflexion, tient compte en pensée (a priori) du mode de représentation de toute autre, pour en quelque sorte comparer son jugement à la raison humaine toute entière» (§ 40). Celui qui tient compte dans sa réflexion du sens commun est un «homme d'esprit ouvert» capable de «s'élever au-dessus des conditions subjectives du jugement, en lesquelles tant d'autres se cramponnent, et de pouvoir réfléchir sur son propre jugement à partir d'un point de vue universel (qu'il ne peut déterminer qu'en se plaçant au point de vue d'autrui).»

 

Inviter un enfant ou un adulte à s’interroger sur ce que penserait le sens commun de son idée, incarné pendant l'atelier par son groupe de pairs, ne revient pas nécessairement à discréditer son idée, ni à considérer que la majorité a toujours raison. Il s’agit simplement de lui apprendre à se décentrer de lui-même pour développer un regard critique sur ses propres idées, et accepter de faire partie d’une communauté de raisons qui entrent en dialogue et cheminent ensemble dans la réflexion en partageant la même boussole.

 

Finalement, le problème qui se pose à l'animateur est de «savoir décider de manière légitime quand s’impose la rupture et quand s’impose le respect du sens commun» (O. Brenifier). C’est selon l’usage qu’on en fait, selon qu’on choisit de le dépasser ou de s’y référer au moment opportun, que le sens commun sera l’allié ou l’ennemi de la réflexion philosophique. 

 

© Anna Touati

 

Anna Touati est animatrice d’ateliers de philosophie pour enfants à la Maison de la Philosophie de Romainville (93), diplômée en philosophie et formée au dialogue socratique à l’Institut de Pratiques Philosophiques, elle propose des ateliers tous publics et des formations.

Pour en savoir plus, vous pouvez visiter son site Internet : cliquer ici.

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Anna Touati, philosophe praticienne
Anna Touati. Philosophe praticienne
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